La chasse est ouverte
"Il saute de son lit de bon matin, et ne part que si son esprit est net, son cœur pur, son corps léger comme un vêtement d’été. Il n’emporte point de provisions. Il boira l’air frais en route et reniflera les odeurs salubres. Il laisse ses armes à la maison et se contente d’ouvrir les yeux. Les yeux servent de filet où les images s’emprisonnent d’elles-mêmes.
La première qu’il fait captive est celle du chemin qui montre ses os, cailloux polis et ses ornières, veines crevées, entre deux haies riches de prunelles et de mûres.
Il prend ensuite l’image de la rivière. Elle blanchit aux coudes et dort sous la caresse des saules. Elle miroite quand un poisson tourne le ventre, comme si on jetait une pièce d’argent, et dès que tombe une pluie fine, la rivière a la chair de poule.
Il lève l’image des blés mobiles, des luzernes appétissantes et des prairies ourlées de ruisseaux. Il saisit au passage le vol d’une alouette ou d’un chardonneret.
Puis il entre au bois. Il ne se savait pas doué de sens si délicats. Vite imprégné de parfums, il ne perd aucune sourde rumeur, et, pour qu’il communique avec les arbres, ses nerfs se lient aux nervures des feuilles.
Bientôt, vibrant jusqu’au malaise, il perçoit trop, il fermente, il a peur, quitte le bois et suit de loin les paysans regagnant le village.
Dehors, il fixe un moment, au point que son œil éclate, le soleil qui se couche et dévêt sur l’horizon ses lumineux habits, ses nuages répandus pêle-mêle.
Enfin, rentré chez lui, la tête pleine, il éteint sa lampe et longuement, avant de s’endormir, il se plaît à compter ses images.
Dociles, elles renaissent au gré du souvenir. Chacune d’elles en éveille une autre, et sans cesse leur troupe s’accroît de nouvelles venues, comme des perdrix poursuivies et divisées tout le jour, chantent le soir, à l’abri du danger, et se rappellent au creux des sillons."
Jules Renard
Admirable, fantastique!
RépondreSupprimerFrustrant, aussi pour qui s'amuse à écrire des petites histoires et qui sait qu'il ne sera jamais capable non pas d'égaler, mais de prétendre à essayer de parvenir à la cheville d'un tel talent.
J'adore ce texte !
RépondreSupprimerDe rien, Jules.
RépondreSupprimerquel magnifique texte!!...des mots..non pas que des mots...des notes de musique..qui nous enveloppent dans une douce harmonie de couleurs et de parfums..tous nos sens sont en éveil..
RépondreSupprimermerci pour ce choix Anne.
Annie-France
Bonjour, de 2010, abonnée, quel beau texte, le titre est de vous ou de Jules Renard ? ce texte convient très bien aux artistes, aux dessinateurs, aux peintres, aux photographes, oui la chasse aux couleurs, aux formes, avec en plus comme dans ce magnifique texte, les autres sens en éveil - merci pour ce beau partage
RépondreSupprimerBonjour à vous ! Le titre est de moi. Je crois que Renard l'avait intitulé "le chasseur d'images", sans certitude.
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