Ce blog a cessé ses activités. Retrouvez-moi à l'adresse https://annelemaitre.fr

Extraits

Moments de grâce


"Combien en vivons-nous de ces moments bénis où le présent se donne ? Où le corps et l’âme, unis par un même effort, plongés dans un même rythme, ne font enfin plus qu’un ? La rue à feuille étroite, dit Shakespeare, est le symbole de l’unité d’esprit. « On l’appelle ‘herbe de grâce des saints jours’ ». Pour moi ce matin-là c’était une jonquille et la grâce était là, qui de ce dimanche fit une journée sainte. Pour un bref instant peut-être, j’ai touché l’unité d’esprit. J’ai rempli ma coupe.
Je suis redescendue de ma colline les mains pleines d’écorchures et de fleurs jaunes, avec dans le cœur une allégresse que le soleil convalescent ne suffisait pas à expliquer.

Il n’est pas forcément nécessaire de nous enfermer dans un monastère ou de partir méditer au fin fond de l’Inde. Peut-être nous faut-il juste penser à respirer.
Lentement.
Être là, maintenant.
Corps et âme.
Là. Dans l’humble et insignifiant moment présent qui toujours nous échappe, engoncés que nous sommes dans cette fatalité humaine  qu’est la conscience du temps. Loin du paradis perdu du passé et des rêves d’un avenir radieux, loin des « si j’avais pu » et des « un jour tu verras », jeter aux orties regrets et souvenirs, espoirs et craintes –  aux orties ou aux ronces. Retrouver le « je suis » qui donne son nom au Dieu de la Bible. « Je suis », dit Yahvé-Dieu, et ceci suffit à le nommer. « Je suis » - parole d’éternité. A notre tour, en un instant fugace, échapper pour un temps à la course du temps.
Garer la voiture. Suivre la ruelle qui monte vers le bois. Passer le château d’eau et la ligne électrique. Savourer la chaleur du soleil qui est comme un baiser, et le salut de la mésange, là-haut, perchée dans le pommier. 
Aller dans la lumière un matin de printemps."

[Extrait de Sagesse de l'Herbe,  Paris : Transboréal, 2018.]

Des mots et des couleurs

" Que rapportes-tu de ton voyage, voyageur ?
As-tu griffures aux jambes ou bleus à l'âme?
Que nous rapportes-tu de plus que ce hâle léger de ta peau et quelques rides au coin des yeux ?
Je vous rapporte des mots et des couleurs. Voici un bouquet d'émeraude et de cobalt. Voici le carmin d'un épilobe, l'or d'un collier, l'outremer d'un orage. Voici la laque de garance dont était issue par un matin d'hiver la montagne de la Table dominant la baie du Cap où vaguaient cargos et baleines... Et mêlé aux pigments, en même temps que la poussière de la route, c'est le voyage entier que je vous livre. Ce sont les effluves musquées du marché aux étoffes de Dakar, c'est la nuit qui tombe en longs accords d'orgue sur les vitraux de l'abbatiale de Conques. C'est la peur mauve du sanglier sous les pins, le froid d'un lac suédois qui noue les muscles des mollets, le baiser d'un brin de chèvrefeuille. Le poids du sac. Le goût du pain tiède. Le craquant d'une pomme. C'est l'empreinte, la moisson, la matière brute, le minerai sortant tout juste de la fosse. Plié sur le dessus de mon bagage, je vous rapporte le temps que j'ai passé à me dépayser. La lenteur des jours. Dix minutes en tête-à-tête avec une fleur. Un quart d'heure sous un chêne à regarder tomber l'averse..." 

 
[Extrait de Les bonheurs de l'aquarelle, petite invitation à la peinture vagabonde,  Paris : Transboréal, 2009.]


Je ne suis pas peintre...

"Je ne suis pas peintre. Il se trouve simplement que je peins. Il ne s’agit pas d’art, quoi que ce mot puisse signifier. Je ne suis ni Turner, ni Cézanne et si je dessinais la montagne Sainte-Victoire, personne d’autre que moi n’en ferait cas. Je le ferais, moi, au nom de l’occasion qui me serait ainsi donnée, une heure durant, de dialoguer avec chaque brin d’herbe qui m’en sépare, avec chacun des arbres, chacune des pierres qui la composent ; avec Cézanne, même, pourquoi pas ? Et ma vie s’en trouverait embellie. Pour moi comme pour tous ceux qui ne  partent jamais en randonnée ou en voyage sans avoir glissé au préalable dans leur bagage un bloc de papier, un crayon et quelques tubes d’aquarelle, la peinture vagabonde — cette façon d’aller à la rencontre du réel un pinceau à la main —est plus qu’une pratique : un mode de vie. Ce que j’aime passionnément dans le dessin de voyage, ce qui me convient comme convient à l’ouvrier un outil dont la forme épouse exactement sa paume, c’est cette façon qu’a le dessinateur d’éprouver le monde du regard à la manière d’un menuisier qui effleure le bois pour en reconnaître le fil. Cette façon d’artisanat qui désigne du même mot, en un troublant raccourci, la pratique de l'aquarelle et celle du voyage.
J’ai toujours été davantage émue par les répétitions que par les concerts, j’ai toujours préféré les « études » au tableau final. Et je suis plus touchée par les croquis de Delacroix parcourant le Maroc ou par les griffonnages que Vincent Van Gogh glissait dans la marge des courriers adressés à son frère que par tout ce qu’on a accroché d’eux par la suite aux murs des plus grands musées de la Terre. Comme des instants volés. Cette façon de prendre en note le réel sur un bout de papier que l’on a calé sur son genou et d’organiser tranquillement sa perception, sans discours inutile, sans souci d’un public. Cette manière « d’être au monde » en hôte attentif — génie, encore, de la langue : l’hôte c’est à la fois celui que l’on  reçoit et celui qui accueille, comme m’accueille le réel que je reçois à mon tour par chaque pore de ma peau.
Telle est la proposition du carnet de voyage.
Une façon d’être au monde." 

[Extrait de Les bonheurs de l'aquarelle, petite invitation à la peinture vagabonde,  Paris : Transboréal, 2009.]


Entre chien et loup


"Il faudrait un mot unique pour dire le bleu et le calme : le bleu un peu mauve des soirées d’août, le calme des dimanches d’été quand un avion fait doucement vibrer l’air au-dessus de la ville aux murs tièdes.
Dimanche, neuf heures et demie du soir, le jour fond comme un sucre dans la tasse. L’appartement est plein des rêves du moment : les valises pas encore défaites, chargées de sable et de sel, deux ou trois croquis de la ville, quelques livres en guise de marchepied pour en écrire un autre, empilée dans l’évier la vaisselle d’un déjeuner entre amis. Une poignée de coquillages, un sachet de tisane, trois paquets de photos, un poème… Dans le bureau, Alfred Deller chante, un peu somnambule, Sweeter than roses. Ce soir vraiment, est plus doux que les roses. 
Par la fenêtre ouverte, la ville est un gros chat qui ronronne. Un train passe. Un klaxon… Les chauves-souris, les petites souris chauves aux ailes rapides prennent possession de la cour. Le ciel est gris d’argent à peine nuancé de bleu. Un voile anthracite coupe le ciel à l’ouest, sur lequel vient naviguer, mutin, un flocon de vapeur pâle. Au loin l’horizon vire au jaune. Les toits aux fortes pentes, la forêt d’antennes et de cheminées tout droit sortie de Mary Poppins, le tilleul de la cour voisine et son ami le bouleau qui ne portera plus jamais de feuilles, tout ceci compose un théâtre d’ombres sur lequel court comme un baiser la brise un peu fraîche du soir, celle dans laquelle, dit-on, se dissimule Dieu quand il s’en vient à pas lents visiter nos jardins. Le cloître est plein de nuit déjà ; les fenêtres ouvertes sur les bruits d’assiettes et les conversations incertaines ont des reflets d’or pur. Je suis à ma fenêtre, osant à peine respirer de peur de troubler cette paix insolite. La peau tiède encore du soleil de ce jour, les membres lourds du travail accompli… Mon cœur bat au rythme lent de la ville, au rythme du dimanche, au rythme alenti des soirées d’été, quand le temps se fait rond et lisse comme un fruit. Un merle lance sa dernière chanson dans la lumière mauve du soir. Ne bougeons plus : c’est le bonheur qui passe.
Ô l’odeur de la ville, le soir quand tout est bien."
 

[Extrait de Dijon, carnet d'artiste,  Rodez : Le Rouergue, 2008.]


Vendanges

" Je suis retournée à Pierreclos. Les vendanges venaient de commencer. Dans les vignes les plus hautes s’affairait sous le ciel gris tout un monde de travailleurs. La terre prenait insensiblement cette beauté un peu rousse, un peu molle des femmes que la maternité alourdit. Poires et raisins, prunelles et cynorrhodons. Déjà les jours raccourcis se teintaient d’ambre et d’or. Les feux d’herbe embrumaient les jardins et de lourdes vapeurs sortaient des chais. Des colchiques dans la forêt de Chapaize, un faisan dans le pré… L’année allait vers sa fin. L’automne préparait son entrée et avec lui d’autres couleurs, d’autres parfums. On brûlerait les sarments, on rangerait la tonne. On mettrait les bêtes à l’étable. On couperait du bois. Alors viendrait la neige, blanchissant les vignes nues, engloutissant les chemins pierreux et les rus noirs. Recouvrant les souvenirs.
De cet été resteraient des photos et des rires. Quelques croquis. Deux ou trois phrases. Et il rejoindrait au plus profond de nos cœurs tous les autres étés pour n’en plus faire qu’un seul.
Idéal.
Absolu.
Un été infini peuplé de ceux que j’aime et au creux duquel, si Dieu existe, j’irai un jour passer l’éternité."

[Extrait de promenade en Bourgogne du Sud,  Rodez : Le Rouergue, 2007.]


Etranger sur la terre

" Passés les premiers kilomètres de piste, j’abandonne le confort un peu monotone de lapiste de fond damée et rectiligne pour une sente en plein bois. Le réchauffement, très sensible après le froid polaire des jours précédents, rend la neige lourde et extrêmement collante. Malgré mes raquettes, j’enfonce jusqu’aux genoux. Sous le ciel bas, le paysage est monochrome et les troncs se dessinent en noir sur la neige grise. Le sentier est encore étréci par la manière dont les hêtres qui couvrent le Risoux se sont couchés, pour certains jusqu’à terre, sous le poids de la masse blanche qui les recouvre. Et puis le chemin tourne. Et puis les marques manquent. Et la boussole conteste l’orientation de la voie… Quelques allers et retours, deux ou trois repentirs : à lire les traces, seuls les lapins connaissent le passage que j’emprunte à présent. Les arbres à me laisser passer rechignent quelque peu et leur silence n’a plus rien d’amical. Même les effondrements poudreux hier si allègres — de gros paquets de neige tombent des branches — semblent vaguement menaçants. En quittant l’illusoire familiarité de la piste damée, j’ai pénétré dans un monde où je suis radicalement étrangère, le monde du lièvre et de la belette, celui du lynx et du chamois. Quatre kilomètres, trois heures : le temps m’échappe autant que la géographie. Et pourtant, je me sais à quelques jets de pierre seulement de la route. Comme il est étroit le monde de l’homme, éclairé par le faisceau rassurant d’une modernité sans bêtes sauvages, sans sentier qui ne mène nulle part ni sol qui se dérobe sous le pied. L’angoisse salutaire de ne rien maîtriser. L’obligation faite d’être à l’affût des signes. Le paysage comme un livre à lire, écrit dans une langue en partie inconnue. L’effort sollicite chaque cellule et va puiser au fond de soi, cœur et muscles confondus.
Et puis à la Roche Champion je sors du couvert : la vallée d’un coup se déploie et c’est un Brueghel qui me saute à la figure : les maisons minuscules, les alignements de piquets noirs, les saules qui trahissent la présence d’un ruisseau enseveli sous l’hiver. Le bulbe d’un clocher et la présence austère des corbeaux. Terre de Sienne et ombre brûlée. Voici Chapelle-des Bois, Bellefontaine et le lac des Mortes, voici le Pré d’Haut où j’étais le matin même. Le thé, la pomme froide et le bout de gâteau donnent à ces retrouvailles un air de fête. Je retrouve la piste et son balisage rassurant. Courage : plus qu’une demi-douzaine de kilomètres que j’avale le cœur tranquille, dans la certitude réconfortante d’avoir renoué avec ce monde des hommes qui me convient sans doute mieux, somme toute, que celui des renards."

[Extrait de Autour des Grandes Traversées du Jura,  Arles: Le Rouergue, 2012.]


Mauvaise herbe

" L’herbe folle est faite pour la folie des chemins. Des fossés. Des friches.
Pour tous les espaces laissés libres, en marge. Transitoires.Pour les orées et pour les seuils, pour les coupes au creux du bois. Pour les lisières. Pour l’absence entre deux maisons.
Elle comble, supplée, remplace. Elle surabonde.
Gratuite.
Nomade.
Délivrée de tout destin.
Je suis du monde, semble-t-elle dire. Intranquille toujours. Mes tiges sont ligneuses, hérissées ou barbues. Chardons. Lianes. Mes feuilles sont coriaces, cartonnées, amères. La délicatesse n’a jamais été promesse d’avenir et il ne survit pas longtemps, celui qui part vêtu de soie.
La pluie me bat.
L’hiver me brûle.
Mais, ne vous en déplaise, nul Attila jamais ne me réduira à néant. Sur vos sentiers et sur vos champs de bataille, dans vos jardins et sur vos tombes, toujours je repousse. Et si vous me chassez j’irai ailleurs, aigrette, graine ou duvet : d’un coup de vent ou d’un coup d’aile, j’emprunterai mon avenir aux oiseaux.

Notre Dame des Ronces, veille sur la bruyère et sur la sauge, sur l’orchis et le chardon. Sur le lys « qui ne tisse ni ne file », et sur la pâle primevère. Sur la cardère et sur la prêle. Sur l’épilobe et sur l’ivraie. Notre Dame des herbes folles, apprends-nous la grâce du dénuement et la folie de pousser nu sous le regard de Dieu."

[Extrait de Notre-Dame des Ronces, un été à Vézelay,  Véron : La Renarde Rouge, 2015.]